Tout commença par un simple détail, un de ces petits éléments que personne ne remarque, sauf ceux qui savent où regarder.
Elliot travaillait dans les archives municipales d’une vieille ville européenne.
Il passait ses journées à classer des documents oubliés, à restaurer des cartes poussiéreuses et à parcourir les plans d’immeubles centenaires. C’était un travail monotone, mais il aimait cela.
Il aimait plonger dans le passé, observer les marques laissées par le temps, retrouver des fragments d’histoires disparues.
Un jour, en triant des plans anciens, il remarqua une anomalie. Un immeuble du XIXe siècle, situé en plein cœur du centre historique, possédait un étage supplémentaire sur certaines cartes, mais pas sur d’autres.
Plus étrange encore, sur les relevés récents, l’étage semblait avoir disparu, comme s’il n’avait jamais existé.
Pourtant, les fondations et la structure du bâtiment suggéraient qu’un espace avait bel et bien été condamné.
Intrigué, il se rendit sur place. L’immeuble était toujours là, majestueux, avec ses balcons en fer forgé et ses grandes fenêtres poussiéreuses.
Il abritait aujourd’hui des bureaux et quelques logements. Rien d’inhabituel.
Pourtant, en observant la façade, Elliot compta les étages.
Il y en avait six. Mais selon les plans récents, il ne devait y en avoir que cinq.
Où était donc passé l’étage manquant ?
Déterminé à en savoir plus, il s’infiltra discrètement dans l’immeuble sous prétexte de vérifier d’anciens documents. Il monta les escaliers, comptant chaque palier.
Premier, deuxième, troisième… Au cinquième, il atteignit un palier vide.
Il y avait une large fenêtre donnant sur la cour intérieure, un mur nu, et un silence profond.
Pourtant, quelque chose clochait.
Il examina le mur de plus près. Il tapota du bout des doigts.
Le son était creux.
Quelqu’un avait muré un passage.
Elliot sentit son cœur s’accélérer.
Il recula et observa attentivement les moulures au plafond, les traces sur le sol.
Il y avait bien eu une porte ici autrefois.
Une porte condamnée.
Mais pourquoi ?
Il passa les jours suivants à fouiller les archives, cherchant des témoignages sur cet étage disparu.
Il trouva peu d’informations, mais un détail retint son attention : jusqu’en 1923, des bureaux administratifs occupaient l’immeuble.
Puis, subitement, l’étage du haut avait été « fermé pour rénovation ».
Aucune trace d’un permis de démolition, aucune mention de travaux.
Juste un étage qui cessa d’exister, du jour au lendemain.
Les rares témoignages des anciens locataires parlaient d’un couloir étrange, d’un espace où le temps semblait ralentir, d’un air trop épais et d’un
silence oppressant. Certains disaient avoir vu des silhouettes immobiles dans l’ombre, d’autres parlaient de chuchotements impossibles à localiser.
Une nuit, Elliot retourna sur place.
Il apporta une lampe torche et de quoi forcer le mur, déterminé à découvrir la vérité.
Avec un marteau, il frappa le plâtre.
Le bruit résonna étrangement, comme étouffé.
Après plusieurs coups, un trou apparut.
Derrière, une obscurité totale.
Il élargit l’ouverture et passa de l’autre côté.
Il se trouvait dans un couloir.
L’air était glacial, stagnant.
Les murs étaient recouverts de lambris sombres, comme figés dans une autre époque.
Il fit quelques pas. Ses pas ne résonnaient pas, comme si le sol absorbait le bruit.
Au bout du couloir, il y avait des portes.
Vieilles, poussiéreuses, mais intactes.
Certaines étaient entrouvertes, laissant deviner des pièces aux meubles couverts de draps, des bureaux abandonnés, des téléphones anciens, comme si les lieux avaient été désertés en urgence.
Puis il entendit un bruit.
Un chuchotement.
Il se figea.
Le son ne venait pas d’une direction précise.
Il était partout, comme un souffle diffus dans l’air.
Puis une porte claqua, quelque part devant lui.
Elliot sentit son cœur battre à tout rompre.
Il leva sa lampe torche et scruta le couloir.
Rien. Juste du vide.
Mais lorsqu’il baissa les yeux, il vit autre chose.
Ses propres empreintes dans la poussière.
Mais ce n’était pas tout.
À côté des siennes, d’autres traces de pas venaient d’apparaître.
Juste derrière lui.
Il ne réfléchit pas.
Il fit demi-tour, traversa le mur brisé et bondit dans la cage d’escalier.
Il referma derrière lui, essoufflé, le cœur tambourinant.
Au moment où il reprenait son souffle, il jeta un dernier regard au mur.
Le trou qu’il avait fait… avait disparu.
Le mur était à nouveau intact.
Comme si rien n’avait jamais existé.
Comme si l’immeuble lui-même refusait qu’on se souvienne de l’étage oublié.
Elliot quitta les lieux précipitamment.
Il essaya de retrouver les plans, de comprendre. Mais tout sembla disparaître, comme si ses recherches n’avaient jamais existé.
Il ne parla jamais de cette nuit.
Mais parfois, en marchant dans la ville, il entendait encore ce chuchotement.
Comme si le couloir, quelque part, n’avait pas oublié son passage. Elliot tenta d’oublier.
Il continua son travail, essayant de se convaincre que tout cela n’avait été qu’une illusion, un coup de fatigue, un rêve éveillé. Pourtant, quelque chose clochait.
Depuis cette nuit, il avait l’impression d’être suivi. Pas par une présence physique, mais par un sentiment.
Le silence, d’ordinaire apaisant, était devenu pesant.
Dans la bibliothèque où il travaillait, il avait parfois l’impression que quelqu’un feuilletait un livre derrière lui, mais lorsqu’il se retournait, il ne voyait rien.
Dans la rue, il percevait des reflets furtifs dans les vitrines, des silhouettes qui disparaissaient dès qu’il clignait des yeux.
Puis vinrent les bruits.
Tout commença une nuit, alors qu’il dormait profondément.
Un grattement, à peine perceptible, résonna dans son appartement.
Il ouvrit les yeux, tendit l’oreille.
Le bruit venait de l’autre côté du mur, un son faible, répétitif, comme si quelqu’un traçait des lignes invisibles sur le plâtre.
Il se leva doucement, s’approcha du mur.
Le bruit cessa immédiatement.
Il resta figé quelques secondes, le souffle court. Puis, rassemblant son courage, il frappa doucement contre le mur.
Un silence.
Puis, trois coups lents lui répondirent, comme un écho lointain.
Il recula brusquement.
Ce mur… il donnait sur l’extérieur.
Il n’y avait rien derrière. Le lendemain, il tenta de rationaliser.
Peut-être un tuyau, un simple craquement du bois.
Mais au fond de lui, il savait que ce n’était pas ça. Les nuits suivantes, le grattement revint.
Et chaque fois, il était un peu plus proche. Un soir, alors qu’il rentrait chez lui après le travail, il sentit un changement subtil dans l’air de son appartement.
Rien n’avait bougé, mais il y avait une odeur inhabituelle, celle de vieux papiers humides et de bois moisi. Puis il vit le miroir du couloir.
Sur la surface poussiéreuse, une trace était apparue. Une empreinte de main. Mais ce n’était pas la sienne. C’était celle d’un enfant. Elliot sentit un frisson lui parcourir l’échine.
Il n’y avait aucun enfant dans l’immeuble. Ce soir-là, il fit quelque chose qu’il n’avait jamais osé faire. Il retourna devant le mur où il avait entendu les coups. Et cette fois, il posa sa main à plat contre la surface froide. Un battement. Un frisson parcourut son bras.
Le mur palpitait doucement, comme une chose vivante. Elliot recula précipitamment. Puis il entendit un chuchotement, juste derrière lui. — Tu n’aurais pas dû ouvrir la porte. Il se retourna brusquement. Rien. Juste l’obscurité de son appartement. Mais au fond du couloir, là où il y avait toujours eu un mur nu, une chose impossible s’était produite. Une porte venait d’apparaître.
La même que celle qu’il avait ouverte dans l’immeuble. La même que celle qui avait disparu. Et cette fois… elle était entrouverte. Elliot savait qu’il avait deux choix. Fuir. Oublier. Faire comme si rien n’avait jamais existé. Ou entrer. Une dernière fois. Il prit une inspiration tremblante et fit un pas en avant. La porte s’ouvrit en silence. Derrière, le couloir oublié l’attendait.
Et quelque part, dans l’ombre, quelqu’un chuchotait son nom. Elliot fixa l’ouverture béante. L’air qui s’en échappait était lourd, chargé de cette odeur familière de vieux papier et d’humidité. Derrière la porte, le couloir oublié semblait l’attendre. Il aurait dû fuir. Refermer la porte et ne jamais regarder en arrière. Mais quelque chose, un instinct profond, l’empêchait de reculer.Il entra. Dès qu’il fit un pas à l’intérieur, le silence devint absolu.
Son propre souffle paraissait étouffé. Le couloir s’étirait devant lui, identique à celui qu’il avait exploré dans l’immeuble : lambris sombres, portes anciennes, lumière diffuse sans source apparente.
Puis il vit les empreintes. Celles qu’il avait laissées la première fois… et d’autres. Plus anciennes.
Trop nombreuses. Certaines étaient nettes, d’autres à peine visibles, effacées par le temps. Elliot s’arrêta devant une porte entrouverte.
Il savait qu’il ne devait pas regarder à l’intérieur.
Mais il le fit quand même. C’était une pièce de bureau, figée dans le passé.
Un bureau en bois massif, une chaise à dossier haut, des livres ouverts, comme si quelqu’un venait de quitter la pièce précipitamment.
Puis, il vit le miroir accroché au mur.
Son propre reflet s’y trouvait.
Mais il ne bougeait pas comme il aurait dû. Elliot cligna des yeux.
Son reflet resta figé.
Puis, lentement, il tourna la tête vers lui.
Il ouvrit la bouche.
Elliot n’attendit pas d’entendre ce qu’il allait dire.
Il recula et referma la porte d’un coup sec. Son cœur battait à tout rompre.
Il se retourna et vit que le couloir avait changé.
Il était plus long.
Les portes étaient plus nombreuses. Et au fond…
Une silhouette se tenait là. Elle était floue, indistincte, comme une ombre qui n’aurait jamais dû exister.
Elle avança d’un pas.
Elliot recula.
La silhouette avança encore. Il tourna les talons et courut.
Les murs semblaient s’étirer, les lumières s’éteignaient une à une derrière lui.
Il entendait les chuchotements se rapprocher, mille voix murmurant son nom, l’enveloppant dans une cacophonie irréelle.
Puis, enfin, il vit la porte par laquelle il était entré.
Ouverte.
Il se jeta à travers.
Le choc fut brutal.
Il se retrouva sur le sol de son appartement, haletant. Le silence était revenu. Il releva les yeux. Le mur était là, intact. La porte avait disparu.
Il s’attendit à entendre un bruit, un murmure, une preuve que tout cela n’avait pas été un cauchemar éveillé. Mais rien. Seulement son appartement, plongé dans une quiétude oppressante.
Elliot se releva lentement. Il tenta de reprendre sa vie. Pendant des jours, puis des semaines, il ne parla à personne de ce qu’il avait vécu. Il évita les vieux immeubles, les archives poussiéreuses, les couloirs trop silencieux. Mais au fond de lui, il savait. Il savait que le couloir oublié existait toujours. Et que quelque chose, là-bas, l’attendait. Un soir, alors qu’il s’endormait enfin sans peur, un détail attira son regard. Le miroir du couloir.
Sur la surface poussiéreuse, une trace était apparue. Une empreinte de main. La sienne. Mais de l’autre côté du verre. Elliot sentit son cœur s’arrêter un instant. Dans son reflet, il ne cligna pas des yeux. Puis, lentement, son reflet sourit. Et dans un chuchotement à peine audible, il entendit : — Tu es enfin revenu.