Depuis toujours, je ressens cette étrange sensation.
Comme un décalage.
Les autres rient, parlent, bougent naturellement.
Moi, j’observe.
Les autres semblent comprendre la vie.
Moi, je la questionne.
Suis-je différent ?
Je marche dans la rue.
Les gens se croisent, pressés, certains se sourient, d’autres s’ignorent.
Moi, je ralentis.
Je regarde autour de moi.
Je m’arrête devant une vitrine.
Mon reflet me regarde.
Qui suis-je ?
Pourquoi ai-je l’impression d’être un étranger,
même face à mon propre visage ?
Les passants ne s’arrêtent pas.
Ils avancent, sûrs d’eux, remplis de certitudes.
Moi, je doute.
Douter, est-ce une forme de différence ?
Un bruit me sort de mes pensées.
Une voix rauque, posée.
— Hé, toi.
Un vieil homme, assis sur un banc.
Ses yeux brillent d’un éclat malicieux.
— Tu as l’air perdu.
— Je réfléchis.
— À quoi ?
— À moi. Aux autres. À pourquoi je suis… différent.
Il rit doucement.
— Différent de quoi ?
— De tout le monde.
Il hoche la tête.
— Viens t’asseoir.
Je m’assois à côté de lui.
— Regarde autour de toi.
Je regarde.
Un enfant court après un pigeon.
Un couple partage un café.
Une femme lit un livre, un sourire discret aux lèvres.
— Que vois-tu ? demande-t-il.
— Des gens. Des vies.
— Et sont-ils tous identiques ?
— Non… ils sont tous différents.
Il sourit.
— Alors pourquoi crois-tu être le seul à l’être ?
Je reste silencieux. Il continue :
— La différence n’est pas un poids. C’est ce qui fait que nous existons vraiment.
Je fixe mes mains.
Je repense à chaque moment où je me suis senti à part.
Et si, au lieu d’un fardeau, c’était une richesse ?
Le vieil homme se lève.
— Continue de chercher, mais n’oublie pas de vivre.
Je le regarde partir, disparaissant dans la foule.
Le vent souffle doucement.
Je reste là un moment.
À regarder. À écouter.
Je remarque des détails que je n’avais jamais vus auparavant.
Une adolescente, casque sur les oreilles, dessinant dans un carnet.
Elle mordille son crayon, concentrée, isolée du monde.
Un serveur fatigué, empilant des tasses, le regard lointain.
Un étudiant, les yeux rivés sur son écran,
haussant les sourcils face à une équation incompréhensible.
Chacun dans sa bulle. Chacun dans son monde.
Je me demande : se sentent-ils différents, eux aussi ?
Et si tout le monde se posait cette même question, sans jamais l’avouer ?
Un souffle de vent fait tomber un papier à mes pieds.
Je le ramasse.
Quelques mots griffonnés :
* »Être différent, c’est exister pleinement. »*
Je me retourne.
Une fille, assise à une autre table, m’observe.
— C’est toi qui as écrit ça ?
Elle hoche la tête.
— Pourquoi ?
— Parce que je te voyais penser.
— Comment tu peux voir ça ?
— Parce que je fais pareil.
Je suis surpris.
— Toi aussi, tu te sens différente ?
Elle sourit.
— Évidemment. Et toi, tu pensais être le seul ?
Je réfléchis.
Peut-être que non.
Peut-être que chacun, à sa façon, porte cette même sensation en lui.
Je lui tends le papier.
— Je peux le garder ?
— Il est à toi maintenant.
Je le glisse dans ma poche.
La rue est la même.
Le monde n’a pas changé.
Mais moi, un peu.
Je marche plus lentement.
Je regarde autrement.
Suis-je différent ?
Oui.
Suis-je seul à l’être ?
Non.
Et peut-être que c’est ça, le vrai secret.
Je quitte la terrasse du café.
Le papier est toujours dans ma poche.
* »Être différent, c’est exister pleinement. »*
Ces mots tournent en boucle dans ma tête.
La fille, celle qui me l’a donné, est partie.
Mais quelque chose d’invisible reste.
Un sentiment étrange.
Comme si une porte venait de s’ouvrir.
Je marche dans les rues familières,
mais pour la première fois, elles semblent différentes.
Les enseignes clignotent.
Les visages passent.
Les voix s’entremêlent.
Je remarque ce que je ne voyais pas avant.
Un vieil homme qui parle à son chien comme à un ami.
Une jeune femme qui danse en attendant le bus.
Un garçon qui chante doucement en traçant des cercles du pied.
Chaque personne porte une histoire,
et chaque histoire est unique.
Alors, qui peut vraiment dire ce qui est « normal » ?
Soudain, mon téléphone vibre.
Un message d’un numéro inconnu :
* »Ce soir, 20h, rue des Lanternes. Viens si tu veux comprendre. »*
Mon cœur rate un battement.
Qui… ?
Pourquoi… ?
J’hésite.
Mais au fond, je le sais déjà.
J’irai.
La nuit tombe doucement.
À 19h55, je suis devant la rue des Lanternes.
C’est une petite allée, presque cachée.
Les réverbères projettent une lumière tamisée.
Au fond, une porte entrebâillée.
Un éclat de musique s’en échappe.
J’inspire profondément, puis j’entre.
À l’intérieur, une petite salle.
Des coussins au sol.
Des livres éparpillés.
Des bougies allumées.
Une dizaine de personnes sont là.
Assises en cercle.
À parler, à rire, à écouter.
Et au centre, la fille du café.
Elle me voit et me fait un signe.
— Je me demandais si tu viendrais.
Je m’approche.
Un garçon me tend un thé chaud.
— Bienvenue, dit-il avec un sourire.
— C’est quoi, ici ?
— Un endroit pour ceux qui se sentent « différents ».
— Pourquoi ?
— Parce qu’on est tous comme toi.
Un frisson me parcourt.
Je m’assois.
J’écoute leurs voix.
Certains parlent de leurs peurs,
de leurs rêves,
de leur impression de ne jamais vraiment appartenir au monde.
Et moi, pour la première fois,
je n’ai plus l’impression d’être seul.
Je ne parle pas encore.
Mais je sais que, bientôt, je le ferai.
Minuit approche.
Je quitte le cercle avec une sensation étrange.
Ce n’est pas juste un endroit.
Ce n’est pas juste un moment.
C’est une possibilité.
Peut-être que la différence n’est pas un mur,
mais une porte.
Peut-être que je ne suis pas perdu.
Peut-être que je commence, enfin, à me trouver.
Je lève les yeux vers le ciel étoilé.
* »Être différent, c’est exister pleinement. »*
Je souris.
Le lendemain.
Je me réveille avec une sensation nouvelle.
Comme si quelque chose avait changé en moi.
Pas un grand bouleversement.
Pas une révélation soudaine.
Juste… une légèreté.
Comme si je portais un poids sans m’en rendre compte,
et que cette nuit, il avait commencé à disparaître.
Je repense à la soirée.
À ces visages.
À ces voix.
Ce n’était pas un rêve.
Il y a des gens comme moi.
Des gens qui ressentent ce décalage.
Mais au lieu d’en avoir peur,
ils en font une force.
Et si moi aussi, j’apprenais à faire de même ?
Un message
Mon téléphone vibre.
Un message de la fille du café.
« Contente que tu sois venu.
Le cercle se réunit chaque semaine. Reviens si tu veux. »
Je souris.
Elle ne me demande rien.
Elle ne me force pas.
Juste une invitation.
Une possibilité.
Je ne réponds pas tout de suite.
Je préfère laisser la journée me porter.
Voir où elle me mène.
Le monde autrement
Je sors.
Le vent est doux.
Les rues sont les mêmes,
mais je les regarde autrement.
Je remarque les détails.
Les petits instants.
Les morceaux de vie qui passent inaperçus.
Un homme joue de la guitare sur un banc,
des pièces tintent dans son étui.
Un enfant tend un dessin à sa mère,
fier de ses couleurs maladroites.
Une femme ferme les yeux en buvant son café,
comme si chaque gorgée était un voyage.
Tout est là, devant moi.
Tout a toujours été là.
Mais hier encore, je ne le voyais pas.
Est-ce cela, être différent ?
Voir ce que les autres oublient de regarder ?
Je retourne au café où tout a commencé.
Je prends une table, j’observe.
J’écris quelques mots sur une serviette.
« Et si être différent était la plus belle chose qui soit ? »
Puis, sans réfléchir,
je sors mon téléphone.
Je réponds au message.
« Je reviendrai. »
Et cette fois, ce n’est plus une question.
C’est une certitude.
Les jours passent.
Je pense au cercle.
À ces visages qui semblaient comprendre,
sans juger,
sans poser trop de questions.
Je me demande s’ils m’attendent.
S’ils ont deviné que je reviendrai.
Je pourrais ne pas y aller.
Continuer ma vie comme avant.
Mais l’idée me dérange.
Comme si je refermais une porte
alors qu’elle venait juste de s’ouvrir.
Alors, ce soir, je décide.
Je retourne à la rue des Lanternes.
J’arrive devant la porte.
La même lueur tamisée.
La même musique douce.
Je respire un grand coup et entre.
Les mêmes visages. Les mêmes rires.
Mais cette fois, ce n’est pas moi l’étranger.
— Tiens, le penseur est de retour !
Je lève les yeux.
C’est un garçon aux cheveux ébouriffés,
un sourire en coin. — Penseur ?
— Ouais. Tu as cette tête.
Celle de quelqu’un qui réfléchit trop.
Je souris, un peu gêné.
— Il s’appelle Elias,
dit la fille du café en arrivant à côté de moi.
— Et elle, c’est Nora, ajoute Elias.
— Vous donnez des surnoms à tout le monde ?
— Seulement à ceux qui restent, dit-il en haussant les épaules.
Je comprends l’implication.
Je fais maintenant partie de leur monde.
Le cercle commence.
Un garçon raconte comment il a quitté son travail
parce qu’il ne supportait plus la routine.
Une fille explique comment elle lutte contre l’idée
qu’elle doit « rentrer dans le moule ».
Puis c’est à mon tour.
Silence.
Tous attendent.
Je prends une grande inspiration.
— Je crois que j’ai toujours eu l’impression d’être… en dehors.
Je cherche mes mots.
— Comme si tout le monde suivait une partition et que moi,
je ne connaissais pas la mélodie.
Nora hoche la tête.
— Et tu crois que nous, on la connaît ?
Je réfléchis.
— Non. Mais vous semblez… à l’aise avec ça.
Elias éclate de rire.
— Personne ici n’a trouvé de réponse,
mon gars. On a juste arrêté de chercher la même que tout le monde.
Je laisse cette phrase m’atteindre.
Et elle me frappe comme une évidence.
La nuit avance.
Le cercle s’éparpille.
Certains discutent par petits groupes.
D’autres dessinent, lisent, ou simplement écoutent la musique.
Je me retrouve avec Nora, assis contre le mur.
— Tu crois qu’un jour, on se sentira normaux ? je demande.
Elle réfléchit un instant.
— Peut-être que « normal », c’est juste une illusion.
— Une illusion ?
— Oui. Quelque chose qu’on invente pour se rassurer.
Mais au fond, personne ne l’est vraiment.
Je regarde autour de moi.
Elle a raison.
Chacun ici porte son propre monde intérieur.
Son propre chaos.
Ses propres doutes.
Et pourtant, on est là.
Je rentre tard.
Ou plutôt tôt.
La ville est silencieuse.
Le ciel commence à pâlir.
Je repense aux discussions,
aux rires,
aux regards complices.
Je repense à cette peur de la différence
qui, petit à petit, perd de son poids.
Et alors que j’ouvre la porte de chez moi,
une pensée me traverse.
Peut-être que je ne suis pas perdu.
Peut-être que je commence, enfin, à me trouver.
**Fin… ou peut-être le début.**